The One who left
Dimanche matin. Changement d’heure. Se lever avec un peu moins de lumière n’est jamais agréable mais commencer la journée par une funeste nouvelle l’est encore moins.
J’avais la bouche sèche de quelques verres d’un samedi soir sur la Terre, un sommeil ponctué de rêves iconoclastes (du style Xavier Dolan et Romain Duris qui m’étreignent pour me réconforter) et le réflexe de prendre mon portable au lever pour m’assurer de ne pas m’être réveillé trop tôt. Il est 9 heures et quelques bananes, et plusieurs de mes proches m’annoncent par texto que Matthew Perry est mort. J’ai la mâchoire qui tombe, je ne suis pas sûr d’avoir bien lu ce que l’on m’a envoyé et, malgré moi, j’ai du mal à retenir deux larmes d’émotion brute alors que je n’ai pas encore bu une goutte de café. Je devrais me sentir ridicule sauf que non. Parce qu’à l’instar de Robin Williams ou de Jim Carrey qui demeurent des figures tutélaires de mon existence, Matthew Perry incarna davantage qu’un remarquable personnage cartoon déambulant dans un show à la popularité équivalente aux Beatles. Malgré lui, Matthew fut un copain, un soutien, un modèle. Oui, un modèle, avec lequel je partageais des similitudes. Si tant est que l’on puisse me qualifier de drôle, je dois à Matthew Perry une grande partie de son humour. De fait, on devinera que l’exercice de l’éloge d’une personne célèbre qui a tellement compté est autant périlleux que difficile, surtout lorsque le bon mot était précisément la signature de cette même personne.
Éternellement associé à lui: Chandler Bing, ce personnage emblématique d’anti-héros cultivant malgré lui sa propre maladresse et une immédiate sympathie. Parce qu’interprété par un acteur si unique qu’il eut été sacrilège de l’imaginer joué par quelqu’un d’autre. Lorsqu’il était servi par une écriture à sa hauteur, Perry était un virtuose. Virtuose du tempo. De l’intonation de mots clés, pour aboutir à la formule mouche vous laissait stupéfait et admiratif. Son sourire narquois, facétieux comme un soleil, cette attitude et ces gestuelles gauches contrées par un sarcasme confinant au génie étaient une partition jouée par un acteur remarquable qui, pourtant, doutait de sa capacité à faire rire. À bien des égards, l’humour de Chandler Bing était entre les vannes celui de Matthew Perry. Il suffit, pour s’en convaincre, de regarder les nombreux bêtisiers de Friends qui agrémentent Internet, les diverses éditions Bluray/DVD de la série, les nombreuses interviews de différents late shows où l’acteur était invité ou ses récentes mémoires, désormais destinées à être scrutées et décortiquées par le curieux de passage, le fan endeuillé comme le plus nostalgique. On y (re)découvrait une force centrifuge à la volubilité pertinente capable de narrer n’importe quoi avec ce je-ne-sais-quoi d’inventif, de vif, de spontané, de fulgurant, de complice et de créatif. D’amical, oserais-je le formuler.
Ils sont nombreux, pourtant, à Hollywood, à avoir été victime d’un rôle écrasant sans jamais réussir à se dépêtrer du personnage à qui, étonnamment, ils devaient tout. Lors de ses rôles suivants, sempiternelles et invariables déclinaisons de l’icône qu’il interpréta pendant dix ans, il devenait de plus en plus évident que je suivais Matthew Perry pour l’affection immense que je portais au comédien davantage que pour leurs qualités artistiques1. Je m’en moquais. J’aimais Perry à chaque fois, envers et contre tout, en dépit de ses mauvais choix, fussent-ils raillés dans les tabloïds entre deux cures de désintox avant de retourner sur les plateaux. Lorsque l’on se remémore comment Robin Williams se défonçait à la coke en pleine gloire ou que Jim Carrey est tombé dans une dépression dont on ne sait, à ce jour, s’il en est vraiment revenu, comment s’étonner d’observer un trublion pareil passer au travers d’une tempête médiatique telle que fut Friends durant les années charnières d’une existence sans y laisser des plumes ? Ou sa santé mentale ? Bien sûr que Matthew Perry avait ses démons. Comment, sinon, être aussi inhumainement drôle ?
L’acteur ayant joué au tennis à un très haut niveau, je rappellerais ici que Perry aimait renvoyer la balle. Littéralement. Peut-être était-ce là la dimension de son génie : son aptitude à répliquer, son élasticité de verve et de corps, et sa propension à séduire en dépit de tout. De ses addictions. Nombreuses et coûteuses, qui entrainaient des dépenses vertigineuses et autant de mues physiques, parfois troublantes chez le spectateur, où son poids jouait au yo-yo vertigineux et nous donnait à voir un bonhomme en piètre état. Déjà.
Depuis dimanche donc, je suis dans l’impossibilité d’imprimer la nouvelle. En dehors de son âge et du choc de sa mort, pour moi, Matthew Perry est toujours là, bricolant sous un ciboulot en ébullition la prochaine mitraille de second degré au sujet de son propre enterrement. Ce n’est pas qu’un pan de mon existence qui est en deuil. C’est un tout. Dans l’ultime épisode de Friends2, au moment où chacun quitte l’appartement de Monica afin de voguer, enfin, vers leurs propres existences d’adultes et d’autres lieux que ceux que nous avons connus, Rachel demande s’ils ont encore le temps de boire un café. Et Chandler d’avoir le dernier mot : «Sure. Where?3 ». Peu importe là où il est désormais, j’espère que Matthew y est bien.
1 The Whole Nine Yards, Fools rush in ou Three to tango ne brillaient pas par une écriture à la mesure de l’acteur – souvent bien entouré (Kevin Pollak, Neve Campbell, Bruce Willis, Oliver Platt...) - mais Perry parvenait toujours en une poignée de scènes à hisser l’ensemble au-delà de toutes banalités et facilités. On retiendra tout de même l’excellente Studio 60 on Sunset Strip dans laquelle, pendant une saison, Perry exulta à clamer la prose d’Aaron Sorkin.
2 The Last One : part 2 (saison 10, épisode 18/ diffusé le 6 mai 2004 sur NBC)
3 « Bien sûr. Mais où ? »